
Angela Allegrezza danse sur le toit de sa maison, via Frescobaldi, Senigallia, Marches, Italie • Septembre 1989
[English below]
Je rencontre Angela Allegrezza à la terrasse du bar de jus de fruits Tobago, dans une rue perpendiculaire au lungomare de Senigallia, petite ville balnéaire des Marches, en Italie. Cette rencontre a été organisée par mon amie française Sylvie Ugolini, qui s’est récemment installée auprès de sa famille italienne, quittant Yerres, où nous nous sommes connus quelques mois plus tôt. Elle est également à l’origine de ma venue à Senigallia en août 1985 pour participer, comme styliste, à la première partie du défilé de son ami Enrico Castelli, Aspide. J’ai voyagé avec une malle rouge contenant vingt costumes créés pour l’occasion sur le thème de l’Égypte.
Je sais déjà qu’Angela est fotomodella dell’anno, qu’elle débute une carrière de mannequin. Je suis intimidé, j’ai même ôté mes lunettes de vue, me croyant ainsi plus à mon avantage… Je vois (flou) Angela et Enrico s’approcher de notre table, sur le trottoir qui longe l’hôtel au pied duquel se trouve la terrasse du bar. Les présentations faites, Angela s’assied à ma gauche. Je ne comprends pas l’italien, et elle fait des efforts pour me parler en français. Je me penche sur son agenda, où elle prend des notes. La petite équipe prépare la prochaine présentation des vêtements d’Enrico dans une discothèque. Je me propose comme mannequin. Immédiatement, le courant passe entre nous.
Plus tard, Enrico nous emmènera marcher sur la promenade, le long de la mer, bras dessus bras dessous. J’ai le sentiment d’un monde qui s’ouvre.
Je n’ai pas de photographie de cette première soirée, Angela deviendra mon amie, ma muse, mon actrice. Je couds des robes pour elle, j’inventerai des films à ses côtés, je lui ferai une place dans mon roman Période simple, écrit en 1987. Cette image, prise sur le toit de sa maison, fait partie des dernières que je ferai d’elle, quelques semaines avant sa brutale disparition dans un accident de voiture, sur une route d’Autriche, de retour d’un shooting de mode.
I met Angela Allegrezza at the terrace of Tobago, a juice bar on a side street off the lungomare in Senigallia, a small seaside town in the Marche region of Italy. This meeting was arranged by my French friend Sylvie Ugolini, who had recently moved to be with her Italian family, leaving Yerres, where we had met a few months earlier. She was also the one who brought me to Senigallia in August 1985 to take part, as a stylist, in the first segment of a fashion show by her friend Enrico Castelli, Aspide. I traveled with a red trunk containing twenty costumes created for the occasion, all inspired by Egypt.
I already knew that Angela was fotomodella dell’anno, a rising fashion model. I was intimidated—I even took off my glasses, believing it made me look more presentable… I saw (blurrily) Angela and Enrico approaching our table, walking along the sidewalk by the hotel at the foot of which the bar’s terrace was located. Once introduced, Angela sat to my left. I didn’t understand Italian, and she made an effort to speak to me in French. I leaned over her agenda, where she was taking notes. The small team was preparing Enrico’s next fashion presentation at a nightclub. I offered myself as a model. Immediately, we clicked.
Later, Enrico took us for a walk along the promenade by the sea, arm in arm. I had the feeling of a world opening up.
I have no photograph of that first evening. Angela would become my friend, my muse, my actress. I sewed dresses for her, invented films by her side, and gave her a place in my novel Période simple, written in 1987. This image, taken on the roof of her house, is one of the last I took of her, just weeks before her sudden passing in a car accident on a road in Austria, returning from a fashion shoot.
« Revoir une image », c’est parier sur un retour vers une photographie issue de mes archives, réalisée par moi-même ou un membre de ma famille, ou un.e ami.e. À chaque image, j’adjoins un commentaire, une légende aussi factuelle que possible, pour faire émerger, du souvenir, la présence d’un instant suspendu à l’oubli.
Le geste de « revoir une image » devient ici une tentative de réactiver la mémoire enfouie, non pas en la forçant, mais en la laissant émerger à travers une description. Cette démarche invite à interroger le rapport entre l’image, l’oubli, et le souvenir : que reste-t-il d’un instant photographié lorsque les émotions qui lui étaient liées s’estompent ? En adjoignant une légende factuelle, je propose un « lieu » qui permet à l’image de « parler » par elle-même, libérant une interprétation plus universelle. Cet « instant suspendu » devient alors un point de rencontre entre un regard passé et présent, mais aussi entre l’intime et le collectif.