Marie-Christine Peyrière, in pointligneplan, cinéma et art contemporain, Editions Léo Scheer - 2002
Qui dit amour dit émotion et mouvement. Un éloge de l’amour – fût-il exprimé à travers la perte, l’éloignement, l’absence, le malentendu – est par essence une quête de l’autre et de soi, soi comme autre. L’enjeu de la recréation d’un regard, d’une transformation, d’un nouveau monde. Dans cette destination, l’autre est un repère, une frontière intérieure, l’expérience incomparable du contact avec l’étrangeté, à travers plaisir, souffrance, croyance, désillusion qui laissent le champ libre au désir de renouveler les itinéraires.
Description d’un combat (Vivianne Perelmuter), Entering Indifference (Vincent Dieutre), Kyoto mon amour (Christian Merlhiot), Vilnius loin d’ici (Bojena Horackova), [my man] (Arnold Pasquier) : l’exploration cinématographique de la géographie imaginaire du corps rêvé, renié, imparfait, insatisfaisant ne rend pas aveugle. L’activité passionnelle est par définition activité discriminante et sublimante. C’est sa magie. Elle fait un tri, elle partage, elle sépare ce qui est propre à être aimé, de ce qui ne l’est pas. Elle sélectionne, elle démêle ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas pour mieux découvrir dans l’autre, ce qui est beau, grand, digne d’être aimé, plaint ou consolé. C’est grâce à ce montage par élimination que le motif d’amour apparaît, ce détail concret qui centre la quête. Le regard prend alors toute son acuité. La modification des points d’assemblage impulse une mobilité intérieure. Le corps palpite.
Description d’un combat (Vivianne Perelmuter), Entering Indifference (Vincent Dieutre), Kyoto mon amour (Christian Merlhiot), Vilnius loin d’ici (Bojena Horackova), [my man] (Arnold Pasquier) : l’exploration cinématographique de la géographie imaginaire du corps rêvé, renié, imparfait, insatisfaisant ne rend pas aveugle. L’activité passionnelle est par définition activité discriminante et sublimante. C’est sa magie. Elle fait un tri, elle partage, elle sépare ce qui est propre à être aimé, de ce qui ne l’est pas. Elle sélectionne, elle démêle ce qu’elle aime et ce qu’elle n’aime pas pour mieux découvrir dans l’autre, ce qui est beau, grand, digne d’être aimé, plaint ou consolé. C’est grâce à ce montage par élimination que le motif d’amour apparaît, ce détail concret qui centre la quête. Le regard prend alors toute son acuité. La modification des points d’assemblage impulse une mobilité intérieure. Le corps palpite.
Le déplacement est diabolique. Il ne laisse pas toujours le temps de construire une image ou une pensée de l’autre. L’espace révélé n’est pas un plein. Ce n’est pas un espace à documenter. C’est un « entre-lieux », un champ de forces, une énergie dynamique qui relie, un intervalle, un interstice. C’est dans cet écart que quelque chose d’autre commence à s’immiscer. Le déplacement exige que je quitte un lieu puisque je ne peux en occuper deux à la fois. L’espace m’invite à parcourir, sans intention globalisante, sans définir les inclusions, les exclusions, au-delà de ce qui fait identité : les traces de filiation, les traces d’histoire, les ancrages de la relation sociale : qui tu es ? d’où viens-tu ? Le parcours est individuel, l’espace, une pratique personnelle du lieu. Une connaissance au ras du sol. Dans une chambre à coucher, un train, une salle de bain, une ville, un désert. Faux, vrai. Là n’est pas l’essentiel. L’espace est instable et change d’échelle constamment. La vérité n’est pas locale. Les images affluent en excès. Je suis ici, là-bas, tout autour : suis-je en relation avec le monde, avec toi ? est-ce l’image vertigineuse de ma propre solitude ? Je me sens chez moi et ailleurs. Le bout du lointain se confond avec le bord de mon intimité.
C’est ce que je vois qui m’intéresse. Il doit donc y avoir de l’ailleurs chez moi et de la proximité intime chez les autres. Chez l’autre. Chez toi. C’est à trop bouger dans le désordre, à poursuivre un grand désir abstrait que je crains de rester immobile, dans cet excès d’événements, de références spatiales. Prendre de la distance est comme un refus de ne pas revenir aux mêmes pistes, aux mêmes traces, aux attaches repérées, aux certitudes. Parcourir, reprendre son itinéraire singulier, c’est être de quelque part, en un quelconque endroit, ici, maintenant, avec toi. Je voyage à travers cette altérité si difficile à circonscrire.
Mais qu’est-ce qui est donc imaginé dans ce voyage ? L’étrangeté de l’étranger, la mienne vue par l’autre et la sienne vue par moi. Des écrans de projection, des panneaux de miroir, une combinaison d’images prises ailleurs, des reflets des spectateurs, la topographie de cette altérité qui naît de deux regards. Un excès de signes occupe la marge entre la « réalité » et l’espace de la vision et du rêve. Images possiblement tronquées, déformées, fausses, des mondes pluriels. Non plus un monde au sens politique du terme mais des mondes hétérogènes et reliés dans lesquels la dimension individuelle et sociale n’est pas homogène. C’est par ces nouveaux mondes, dont tu es le porteur, que j’ai l’intuition de trouver une relation de sens, à travers nos entrecroisements, et les ruptures d’espaces qui font la complexité des nouveaux mondes.
Je vous écris d’un pays lointain, disait Chris Marker dans les années 60, dans l’ancien monde. Mais la lettre aujourd’hui est une toile et chaque tentative de donner forme à mon trajet cherche ce carrefour de relations où je suis au cœur du monde quand bien même il m’échappe, dans cet échange, sur ce terrain où se construisent des objets à la croisée des mondes nouveaux, où se perd la trace mythique des lieux anciens.
Car pour trouver l’accès réel au Nouveau monde, ma génération a besoin de se couper de son passé, de son enfance. Prendre acte de l’inaptitude des cosmologies anciennes à rendre compte des événements nouveaux, du vaste glissement de ces espaces diversifiés, conduit à cette ouverture brutale au monde extérieur de la contemporanéité. Un lieu sans précédent historique, une combinatoire, une collision, un entre-choc, une dépossession qui ne possède rien d’autre qui soit clair et solide. Ce qui demeure, c’est l’expérience. La réception d’une image, souvenir, référence, création, recréation. Ce que j’ai su, vu de mes yeux, ce que j’ai parcouru, aimé, désiré, je l’ai connu. Un transfert qui impulse les transports et les mobilités communicatives.
Vivianne Perelmuter, Vincent Dieutre, Arnold Pasquier, Christian Merlhiot et Bojena Horackova ont choisi le cinéma digital pour prendre le pouls de cette contemporanéité. Dans la suite de la collection des « Petites caméras » de Jacques Fansten et de Claude Miller, éditée par La Sept Arte, le Grec et Documentaire sur Grand Ecran ont produit ces différents essais. Vivianne Perelmuter et Isabelle Ingold, qui ont monté leur propre home studio, ont assuré les conditions d’un montage chez soi, dans l’intime. Le cinéma d’auteur se régénère dans ces nouveaux circuits d’écriture, de production et de diffusion, dans ces espaces mixtes, du désir, de la sexualité, de l’identité.
De cette mise en situation périphérique est né cet essai : Cinq lettres d’amour, en construction modulaire. Six points de vue déploient une subjectivité européenne sur des territoires en mutation, sur une pensée et un vécu du ressenti du corps. Chacun travaille implicitement la mémoire de la singularité d’un Robert Kramer, d’un Johan van der Keuken, d’une Marguerite Duras, d’un Derek Jarman, et déplie une esthétique qui emprunte à la peinture, à la littérature, à l’actualité, à la rue, à l’autofiction issue de la modernité des années 80. Le Moi est un autre, le Moi est social dans ces états d’exclusion, dans son propre statut indéfini. Il vient d’ailleurs, d’un territoire étranger, d’une mémoire non partagée, d’un espace éclaté. Il est ici par choix, non par héritage. Il explore le faire, le face value. Mais ces projets ne s’embarrassent pas de la filiation. Les trajets actuels sont autres, le sexe est au centre, dans la doublure d’une image instrumentalisée. L’image est voilée, dans une ombre érotique, et c’est un couple en creux qui se dessine. Un appel d’énergie.
L’anatomie d’un rapport serait une dissection, une abstraction froide. Sur des images parfois floues et agitées, fixes et douces, caressées par la caméra numérique, le silence, les bruits citadins et la voix off narrative, se partage l’interprétation d’une œuvre, en tension, chaude. Dans cette polyphonie de voix, dans ces assemblages d’images, le désir lutte – c’est un combat – pour ne pas montrer l’amour comme quelque chose de gelé, de froid, de joli, de pathétique, de communicant, mais comme un affect. Un toucher. Une liberté sexuée.
L’art digital est un art technologique. Le cinéma actuel est un cinéma de robot. Au cinéma de l’être machine se substitue, dans ces petites formes, dans ces folies individuelles, un cinéma profondément affecté. Et ces radicalités extérieures, hors normes standardisées, composent à leur manière un éloge de l’amour qui n’est pas sans écho avec l’univers de l’histoire du cinéma de Godard : l’enjeu d’une image n’est jamais dans le visuel, ni dans la projection, mais dans l’empreinte. C’est sa capacité à produire du temps, de l’espace, de la mémoire, de la croyance. Un désir resacralisé.
Vivianne Perelmuter, Christian Merlhiot, Vincent Dieutre ont déjà exploré depuis plusieurs années les différentes postures « cinéma et technologie ». Celles-ci intègrent une réception, une parole de l’autre qui est écoutée, imaginée, jamais donnée comme telle. Dans Une place sur terre comme dans Nord pour mémoire de Vivianne Perelmuter et Isabelle Ingold, la restitution d’une parole de témoignage est une recréation, un texte élaboré avec un « autre », le témoin coauteur, une mise en voix, jouée. La post-production de la parole est essentielle, scénographie d’une seconde captation. Chez Christian Merlhiot, dans son adaptation de Bérénice, la voix machine est au centre des non-dits des affrontements du désir. Dans son dispositif, toutes les rencontres, tous les affrontements entre Titus, Bérénice et Antiochus sont retirés du texte au profit des confidences et des monologues. Les acteurs se succèdent devant l’ordinateur pour écouter la voix. Le film se tient dans ce décalage : le moment d’attention des participants à l’écoute du texte. Il y a du fluide, du réfléchissant qui intègrent le spectateur et le contexte spécifique, physique, historique, social. Chez Vincent Dieutre, c’est le ton, infra-émotionnel, précis, sans effet, simple, qui trouve la bonne distance d’une masculinité mise en scène, volontairement défaite, impuissante au lyrisme, mais présente. Le regard est affaire d’attention. Et son art du commentaire appartient à l’histoire du documentaire car il renouvelle le pacte qui le lie au spectateur : regarder, c’est savoir qu’un autre repart pour me faire voir les choses autrement qu’elles sont, autrement que je les ai vues et autrement que je suis.
Ce cinéma affecté, avec ces points de vue parfois hermétiques, inquiets, attentifs, humoristiques, me conduit à penser la question du comment toucher. Du cinéma digital, de cette proximité de la caméra sur moi et sur ce que nous sommes, je redécouvre le sens tactile : le sens du toucher, toucher toi, re-sentir, et le sens du monde : l’image est sensible, spirituelle. Une sensation qui me rend conscient, qui me permet d’être en lien.
Et c’est précisément dans ces « entre-lieux », qui déstabilisent l’idée du centre et de ses marges, que ces points de vue fonctionnent comme des lignes de démarcation. Parce qu’ils ne prétendent représenter rien d’autre que des individus reliés, ces points de vue semblent définir ce qui compte comme lieux, ou comme transferts d’un centre à l’autre. Parce qu’ils sont banals et singuliers, ils provoquent l’envie de vivre la diversité. Se sentir plus vivants, plus aimants dans l’atopie des frontières entre un territoire et un autre.