Angela, je la rencontre une nuit. Sylvie, ma copine française, m’invite en Italie, un été, au mois d’août. À la terrasse du café, je ne vois rien sans mes lunettes. Le Tobago, un bar, sert en saison des jus de fruits frais sous trois parasols colorés. À deux pas, il y a le magasin où j’achète des bonbons à la menthe et téléphone en France. Je suis inquiet. Sylvie me souffle:
— Les voilà !
Sortent de l’ombre Enrico et Angela. Je me présente. Elle s’assied près de moi. Ils parlent italien. Elle note dans son agenda à spirales des indications pour le défilé d’Enrico, styliste. J’ai ce mouvement vers sa main pour m’intéresser à elle. Elle me propose d’un geste ce qu’elle écrit. L’italien, je ne sais pas. Mais je l’aime.
La première impression d’Angela, je l’invente, je ne la vois plus. J’imagine cette femme brune qui s’avance. Je l’habille d’un tee-shirt noir, d’un pantalon. Je ne dois pas la trouver si belle. J’ai seize ans. Angela s’offre à moi, sans promesses, sans demandes, immédiatement elle me remplit, ne cessera.
Enrico nous emmène en promenade sur le bord de mer, axe du Senigallia balnéaire. Je vois les restaurants, les cafés qui rivalisent de musiques et de lumières. Je devine une plage. Nous marchons lentement en louvoyant, croisés de voiturettes rouges convoyant des familles pédalantes et klaxonnantes. Pour la première fois, je suis un corps tenu, à celui d’Angela. La pression de son bras à ma taille. Nous avançons et Enrico fait l’effort de parler français. Je suis étreint et bouleversé. Tout est ouvert.
Avec Angela, une après-midi, nous faisons le tour des lieux de sa jeunesse. Après l’école, c’est la maison familiale accolée au transformateur électrique dont son père était technicien de maintenance. Il y a un petit jardin potager où poussent les tomates. À l’extrémité de ce jardin, se trouve un arbre aux fines feuilles sous lequel elle mange vers quatre heures des prunes qui lui font mal au ventre. Cette maison, la famille Allegrezza l’a quittée il y a quinze ans.
Nous entrons dans l’église où Angela brillait dans les spectacles de fin d’année de la paroisse, en costume de diable. De la promenade, je retiens sa voix qui joint et pointe : sous la corniche, le nid des oiseaux ; l’histoire émouvante de la petite chienne Lila abandonnée par le père et qui réapparaît la nuit de Noël ; le prêtre qui nous laisse son église pour chanter ; l’école Pascoli et son éducation religieuse ; l’amie d’enfance à l’arrêt de bus.
Lorsque l’on reprend la voiture tard le soir, après avoir laissé la maison contre le transformateur qui grésille, j’ai tout vu. Le lézard, le petit chien apeuré, les tomates volées, les fournitures électriques, les cierges fumants, le chemin de poussière, la lune presque pleine.
Angela reconduit sa tournée. Mondavio, elle y est née. Nous montons sur la colline. Au centre de la place, une estrade de planches est dressée, sanglée de toile de jute, ceinte d’une palissade de paille pour la fête du 15 août. Angela danse sur la scène. Derrière elle, les collines vallonnent, bleutées et vertes. Elle s’essouffle, il est dix-sept heures, elle met sa veste.
Une femme s’approche, un enfant dans les bras. Elle demande :
— Angela ?
C’est la sage-femme. Elle l’a fait naître, elle l’a reconnue. Elles se plaisent en retrouvailles. Elle a porté dans ses bras un bébé anodin qui est la femme que j’aime. Elles disent, chiffrent, détaillent.
La maternité n’est pas loin, j’habite là.
Oui, je t’ai reconnue.
Non, tu n’as pas changé.
Qu’est-ce que tu fais ?
La lumière est si belle.
Comment dire ce parcours en coins d’existence, dernière visite de convenance pour achever, mettre en ordre, fixer dans l’œil la géographie des routes prises. Je suis le dépositaire, gagné de vitesse. Ai-je conduit cette confidence anodine ? Ai-je demandé à voir ? Je suis emmené, déposé aux endroits et accueille la chronique.
Tout ce qui la touche m’importe. Et cet accent de vérité — alors qu’elle montre du doigt, écarte le branchage, embrasse la feuille, salue l’escargot — prend, maintenant qu’elle s’absente, la force d’une confession.
Vaste assignation, chanson de geste, cycle accompli.
L’avoir quittée un soir d’été.
Cette nuit-là où elle est montée dans sa voiture.
N’avoir rien d’autre à vivre qu’un de ces souvenirs blancs lumineux, cette nuit. Le bras se lève, cette manière de dire au revoir, le visage tourné vers moi.
À moi d’imaginer maintenant le glissement qui l’emporte.
À moi cette multitude éblouie de merveilles qui me surprennent de les avoir vécues dans l’ignorance avec elle, grâce à elle, éloignées maintenant, brûlantes, attachées à son corps et perdues de distance dans l’inanimé.
Mais retrouvées, brillantes, dans l’aller anodin du souvenir.
Désormais, histoire close.
Puisqu’elle est morte.
Vivre avec elle.
Toujours.
Vivre avec elle pour pouvoir supporter cet instant d’infracassable obscurité.
Je t’ai attendue, Angela.
Qu’est-ce qui t’a pris tant de temps ?