1998 • Installation photographique • 1 diapositive • bande-son 30’
Production : Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains.
Dans le cadre de l’installation promenade c’est ici que je donne des baisers, au Fresnoy, le 27 juin 1998
Sur les passerelles de l’entre-deux du Fresnoy, une diapositive projetée sur un écran. Un entretien de Anne-Marie Garat parlant de L’amour de loin passe en boucle. La nuit tombe, révélant l’image d’un ciel de nuages.
Une soirée pour c'est ici que je donne des baisers - 15 minutes
samedi 27 juin 1998 au Fresnoy, studio national des arts contemporain
Transcript du texte de L’amour de loin par Anne-Marie Garat
« Je crois qu’il y avait déjà ces nuages au-dessus de l’estuaire de la Gironde et qu’a pu contempler le grand poète de l’Amour de Loin qu’est Jaufré Rudel. Je pense qu’il y a au moins une chose du paysage qui est assez permanente et assez durable au-delà des siècles, qui me permet cette intimité avec l’imaginaire de Jaufré Rudel, ce sont les nuages de l’estuaire, les nuages océaniques. Ils sont les mêmes, il n’y a pas de raisons que ce ne soient pas les mêmes, recommencés, dans cet espace d’eau et de vases et d’îles qui est le décor, le paysage dans lequel Jaufré Rudel écrit ses poèmes. Et où se fonde sa légende. Lui qui incarne, dans sa poésie, la plus haute et la plus aboutie des images de l’Amour de Loin.
Au Xe siècle, la tradition poétique arabe, celle de l’Andalousie, atteint un haut niveau de culture, d’affinement des mœurs. Les jadzals andalous sont des formes populaires et répandues de chansons qui essaiment dans toute la France du Sud, l’Occitanie. Par lente et progressive remontée, les formes imaginaires de la poésie de l’amour inspirent et définissent la grande poésie courtoise du XIIe siècle occitan.
C’est une période où émerge la figure de la femme. Avec les fêtes de Mai, les Valentinades, des fêtes profanes liées à toutes sortes de représentations du printemps, les femmes, de manière exceptionnelle, avaient le pouvoir de décider, de choisir l’amoureux, de lui imposer une cour. Elles obligent les  hommes à des procédures de séduction qui n’ont rien à voir avec le mariage, les fiançailles, avec la vie sociale. Une liberté de l’amour affiché qui remonte à des traditions de culture romaine, grecque, où l’on oppose à la relation sociale, à la relation vénale, celle du mariage et de l’économie, une autre forme d’amour, exceptionnelle, qui ne dure que le temps du printemps. La femme rejoint l’homme des sociétés viriles, voir homosexuelles, de fraternité et de couplage où grâce à l’échange du sang, on est plus frère encore que frère de naissance. Les hommes s’échangent le vœu viril d’amour et jusque dans la guerre et où quand l’un meurt l’autre meurt, par l’échange du sang, l’échange des flux on a échangé aussi les cœurs et les âmes. 
La femme accède, à travers ces fêtes profanes des sens et de la fécondité renouvelée – où l’on trouve toutes sortes de jeux, de danses, de chansons, d’envols des jupons – à une sorte d’unité, de fusion entre les êtres qui était uniquement réservée aux hommes. Elle peut-être comme l’homme, celle qui partage le cœur. C’est un grand thème de l’amour courtois, le cœur-partagé, le cœur-séparé, “je te donne mon cœur”, ou “tu m’as pris mon cœur”, “je t’ai laissé mon cœur”, cela se retrouve dans la chanson populaire aujourd’hui. L’échange des cœurs, purement imaginaire, symbolique et onirique participe d’une fusion amoureuse possible qui ne serait pas celle des corps. Elle se différencierait de l’idée de la possession, du rapt et de la jouissance immédiate, d’une joie physique triviale lié à l’instinct. 
Quelque chose se passe non pas dans la réalisation de l’amour mais dans le désir, dans ce long temps différé pendant lequel se découvre la douleur d’aimer. Un excès d’émotion qu’il est bon de faire durer, que l’on peut éprouver, décrire, sur lequel il faut dire, écrire pour la prolonger, pour différer le moment de la réalisation.
Dans la réalité sociale, les femmes sont inaccessibles. Elles sont interdites, en particulier chez les arabes, mais aussi dans les relations économiques et brutales qui régissent la société médiévale. Les femmes sont des biens économiques, on ne peut pas les partager une fois qu’on les a achetées et qu’elles sont mariées, elles sont le bien du seigneur. 
Le poète, “l’amant”, “l’amoureux”, a pour fonction de dire l’amour, cet amour qui dure et le service d’amour qui accompagne ce temps d’attente est différé parce que jamais ne se réalisera l’amour entre le poète et la femme du seigneur. Cette femme est à la fois trop haut placée, elle est sur-estimée, non pas estimée comme une égale, mais placée très haut comme une figure idéale, elle est interdite. C’est la raison pour laquelle la poésie lui donne cette place très lointaine, cette place d’ailleurs, d’un ailleurs dans le temps, dans l’espace, où l’on ne pourra jamais la toucher.
Parce que ce sont des hommes, il y a toute sorte de jeux de courtoisie, de cours, qui font que l’on met à l’épreuve l’amour. C’est ce que l’on appelle l’essai, l’essaiz, où l’amant est mis à l’épreuve. Il peut se coucher sous la courtine avec la compagne désirée, il peut, dans le jardin, aller sous le manteau de la dame très près de son corps… Le plus bel essai, c’est d’être nus ensembles sans que le désir ne se manifeste. Un essai réussi, c’est lorsque l’amant a démontré à la dame qu’il était capable de tenir son amour à distance, toujours plus loin du corps. Il en est d’autant plus beau. Il fait d’autant plus mal. Se joue là, de manière très érotique, l’entretien d’une relation interdite. Une érotique, bien sûr, du désir.
Ce qui est très beau, c’est l’idée de la mort-par-amour, l’idée que l’amour peut être poussé à un tel excès, à un tel degré d’exigence, d’absolu, que rien ne peut en mesurer la valeur mieux que la mort. Dans la légende de Jaufré Rudel, écrite deux siècles après l’époque où il vit par des jongleurs qui inventent les vidas, de véritables fictions reconstituées à partir des thèmes poétiques – rien d’historique dans cette histoire de Jaufré Rudel, c’est un rêve magnifique – il est dit qu’il se croise pour la Princesse de Tripoli. Il prend la mer et part en croisade. Bien sûr elle est très loin, voilà un Amour de Loin qui se fixe géographiquement. Rien ne nous permet de savoir si elle a vraiment existé, cette Mahaut de Tripoli, et si elle a existé est-ce vraiment d’elle qu’il s’agit ? Il lui donne ce nom, il la désigne comme cette dame lointaine, intouchable, in-représentable. Sinon à travers le récit, le portrait qu’en on fait les pèlerins qui reviennent de croisade et qui l’on vue, ou peut-être vue… Nous sommes ici dans des niveaux d’imaginaires : ce qui a été vu, ce qui a été ramené comme souvenir, ce qui est dit du so venir, ce qui se transmet au poète comme figure de beauté, de grandeur et de noblesse. 
Une dame de qualité extrême que le poète tente de rejoindre, à en mourir. Le prix du voyage, c’est la mort. C’est la mort par amour. Il part pour le Liban et cette ville – je ne l’ai jamais vue, je me la représente à travers des descriptions – elle configure tellement, cette ville, la femme ! C’est un port au bord de l’eau avec un éperon rocheux qui porte la citadelle construite par Raymond de Toulouse pour combattre les arabes, elle domine la mer. À la fois forteresse inaccessible, tenue de manière guerrière et en même temps entourée, proche de tout ce que l’architecture, la culture, les livres, les bijoux, les soieries, l’art de vivre arabe pouvaient apporter de luxe, de beauté, de raffinement à ces croisées un peu rustauds. La ville est femme. Inapprochable. Il faut essayer de la vaincre, d’en franchir les murailles et Tripoli au bord de l’eau, pour Rudel, est comme sa propre ville de Blaye, au bord de l’eau, il y rejoint en quelque sorte un paysage primitif, personnel, originel mais qui est transfiguré, sublimé. C’est son château médiéval à lui posé sur la petite falaise de craie au-dessus de la Gironde qui trouve sa forme lointaine, sa forme héroïque et poétique dans le lointain de la Méditerranée. C’est à la fois la ville et la femme – dans la légende qu’il cherche à atteindre. Il y réalise la mort par amour, l’amour mortel. La légende s’achève et elle nous dit qu’il en meurt. Il agonise. Dans l’agonie, il a perdu les sens. Ce par quoi flambe le cœur, flambe le corps. La vue, l’ouïe, l’odorat, le tact, par lesquels il pourrait accéder au corps réel de l’Amour de Loin, car elle est venue à lui. Il pourrait enfin, par un “tact”, par un toucher, réaliser l’Amour de Loin, la tenir. Or il n’est plus en état, il va mourir, il est en train de mourir d’amour. Puisqu’elle est son cœur partagé, le rejoignant, elle renoue les liens rompus et devrait lui donner ce sentiment de satisfaction, de joy, qui est la jouissance extrême, idéalisé. Elle lui offre plus encore : un éblouissement. Il est au-delà de ce que tous les sens peuvent percevoir. Il retrouve l’auzir, e·l flairar, et remercie Dieu de ce qu’il lui fait voir l’Amour de Loin. Autrement dit il y a une transposition dans le texte même de la légende de ce qu’il a recouvré comme sens – l’ouïe et l’odorat – il la sent et il l’entend et il nomme cette sensation voir. Nous ne sommes pas dans la vue, nous sommes dans la vision. C’est une vue impossible, incendiée parce qu’il n’a pas retrouvé la vue, c’est une vision, un au-delà de la cécité solaire, une lumière si intense – à en mourir – qu’elle lui donne à ce moment-là. Le seul sens véritablement qu’elle lui restitue, c’est l’au-delà de la vue. Cette légende est sublime car elle réunit toutes les idées, les thèmes de l’amour courtois, mais dans un dépassement qui n’a jamais été atteint.
C’est une histoire pleine de silences. De fusion des âmes. Elle n’est pas dans un renoncement chrétien, une spiritualité de sacrifice : “l’amour des corps est insuffisant, il est inapte et incomplet, on ne peut y accéder qu’à travers une mystique”. Il y a quelque chose de très physique, corporel, puisque le contact, le tact à lieu. Ce ne sont pas de purs esprits qui s’aiment à distance de manière onirique. Ils se touchent. Mais quand ils se rejoignent, c’est d’une telle intensité qu’ils accomplissent quelque chose qui est de l’ordre de l’Éros. Dans l’Éros mythologique, en deçà de Platon. Dans les mythes les plus archaïques, Éros n’est pas encore l’amour ailé, l’amour enfant, fripon, libertin ou joueur. Éros est le principe d’énergie, d’agrégation, d’aimantation. Il fait que le monde peut avoir lieu plutôt que le chaos. La matière, la forme et l’incarnation du monde peuvent avoir lieu parce qu’Éros est principe d’unité, de fusion. Son contraire Thanatos est là comme une menace de désagrégation, de défaite. Dans la rencontre de Jaufré Rudel avec Mahaut de Tripoli se trouvent fusionnés Éros et Thanatos, la mort-par-amour comme si, depuis les premiers temps, à aimer, nous etions dans un immense danger de ne plus être, ou de nous dissoudre dans l’autre, de fusionner et de perdre identité, moi, individuation. 
D’un plaisir physique, charnel, celui de la jouissance immédiate, une belle joie, une manière de faire exulter le corps jusqu’à la douleur de l’amour, nous allons à cette joy des troubadours, de Cercamon, de Marcabrun ou de Marti, bien sûr de Rudel. Nous vivons avec cela aujourd’hui, l’idée de cette joie possible ».
Anne-Marie Garat
Propos recueillis par Arnold Pasquier pour l’installation la joy [c’est ici que je donne des baisers] présentée au Fresnoy, le 27 juin 1997.
Anne-Marie Garat est l’auteur du récit, L’amour de loin, édité chez Actes Sud, un endroit où aller – 1998
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