Philippe Azoury, Libération août 2003
Il n'y a plus de mode d'emploi. Concernant nos vies, nous le savions depuis longtemps. Pour ce qui est des festivals de cinéma, qui sont tout sauf la vraie vie, il faudra aussi s'y faire : on peut se bâtir une idée du cinéma comme il va, sans pour autant suivre le parcours fléché des sélectionneurs. Et Locarno 2003, cinquante-sixième du nom, vaut pour parangon de ce nouveau modus vivendi où, pour survivre, le festivalier doit chiner en trempant les yeux dans les couloirs anonymes des innombrables sélections parallèles. Faisons les comptes : au mitan du festival (qui se clôturera samedi soir), on peut affirmer avoir vu chaque jour un ou deux films passionnants, et, paradoxalement, quasiment aucun d'entre eux n'appartenait à la sélection officielle. Un comble ? Tout au plus une habitude, prise à Locarno, comme à Venise, ou à Cannes. Affinités électives. Du coup, tout devient permis. On se prend à rêver d'un jeu de piste inédit où les journalistes décideraient, sans même prévenir l'intéressé, de se fier au goût et à la curiosité d'un cinéaste, d'aller voir ce qu'il voit, pariant sur ses affinités électives. Ainsi, on ne fut pas surpris d'apercevoir Jean-Paul Civeyrac à la projection des deux courts-métrages d'Arnold Pasquier, tant il était limpide, à la seule lecture de leurs titres que ces deux cinéastes devaient avoir quelque chose à se dire, ou du moins à se montrer. De fait, l'appel amoureux constant et passionné qu'on entend, comme une chanson, tout au long du magnifique Toutes ces belles promesses, de Civeyrac (en sélection Cinéastes du présent), se révéla bien le voisin très particulier du diptyque de Pasquier, Tous ont besoin d'amour (Cinéastes du présent). Vertige lyrique. Civeyrac, avec ses récits enchâssés offerts à des actrices stars (Jeanne Balibar, Bulle Ogier), Pasquier en inventant ce cinéma du futur où se croiseraient video art et carte postale amoureuse, convoquant en guise de personnages des chansons belles à pleurer de Carlos Gardel, de Morricone, ou une ligne de Vladimir Jankélévitch époustouflante de poésie, pratiquent au fond le même idéal de cinéma, chuchoté et sentimental. Ils filment les mêmes maux, la même nécessité amoureuse, le même manque, le même lyrisme. Pour autant, chacun le fait à sa façon : Pasquier a juste trouvé une manière inédite de cinéma, mettant en scène des lieux, des climats, des phrases, des refrains en ne les séparant jamais de la romance qu'ils portent en eux. Quant à Jean-Paul Civeyrac, il part, plus loin encore que dans son précédent Fantômes, à la recherche éperdue de ces souvenirs qui piétinent nos vies. Il mixe, à partir d'une adaptation très libre du roman d'Anne Wiazemsky, des enchaînements invisibles où le réel est traversé par ses fantômes, quand au détour d'une chanson s'ouvrent des abcès de souvenirs tourmentés. Le vertige lyrique atteint par le film est impressionnant. Heureux celui ou celle qui pourra nous dire ce qu'est l'amour... À cette interrogation amoureuse, un film japonais, la Coiffeuse, du second couteau Masahiro Kobayashi, tentait une réponse pas conne : l'amour, c'est peut-être comme un réflexe de Stockholm incontrôlé. On s'attache à ses amours comme l'otage à son terroriste. Ici, un homme fou d'amour enlève l'objet de ses fantasmes, une coiffeuse qu'il ligotera, avant de la délivrer. À ce moment précis, c'est elle qui lui demandera de l'attacher encore, de l'attacher à lui. Le film, digne en même temps qu'un peu long, est une des rares bonnes nouvelles de la compétition officielle, même s'il ne nous apprend rien de neuf sur le cinéma japonais. Mais pour l'heure, l'une des scènes les plus intrigantes du festival reste celle croisée dans la Nuit sera longue (Cinéastes du présent), le quatrième court-métrage d'Olivier Torres, que l'on connaît aussi comme acteur (il faisait très bien le travesti satiné dans la Chatte à deux têtes de Nolot). Un type n'y trouve rien de mieux à faire, pour passer l'après-midi avec l'enfant de huit ans dont il n'a plus que la charge, que de l'emmener dans un labyrinthe de glaces. Toutes les choses qu'ils sont incapables de se dire viennent inexorablement se cogner contre les vitres transparentes. Après, c'est l'après-midi au parc, et le père qui, à draguer deux hôtesses, en oublie son mioche. On craint un moment que Torres enfonce son irresponsable héros. Le film, au contraire, travaille à la mise à sac de tout sentiment coupable. La seule chose partageable, la seule qui nous rende complice, c'est notre solitude à tous. Le reste n'est que façade. Mascarade du deuil. Qu'il y ait un monde entre le rôle que la société exige de nous et ce à quoi chacun aspire librement, un court-métrage libanais a su le montrer avec un burlesque cruel, Ramad (qui veut dire «Cendres»), de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige. Le couple de cinéastes a réussi à faire tenir la schizophrénie sociale libanaise dans un espace grand comme une urne funéraire. Un homme rentre à Beyrouth pour disperser les cendres de son père dans la Méditerranée, entre ces deux rochers où il avait l'habitude de faire le saut de l'ange. Toutefois, au Liban, un cadavre ne brûle pas dans un crématorium, il s'enterre, se pleure en famille. D'où une supercherie : la mascarade du deuil est montrée dans l'hypocrisie rituelle d'un clan rejouant infiniment sa cohésion autour d'un cercueil dans lequel repose un acteur, quand le vrai mort ne repose aucunement en son sépulcre. «Le Liban n'a toujours pas fait son travail de deuil », rappelaient les cinéastes en fin de débat. Des corps qui aiment, des corps qui chantent, d'autres qui s'attachent et certains qui baisent, des souvenirs qu'on pleure ou que l'on piétine, des cadavres... À part cela, il fait 42° à Locarno.