Entretien, Christian Merlhiot et Arnold Pasquier

Christian Merlhiot est cinéaste, programmateur de pointligneplan. Cet entretien fait dialoguer deux films : Silenzio et Celui qui aime a raison, rassemblés dans le programme Loin des mots, diffusé au cinéma du Mac/Val de Vitry-sur-Seine le samedi 3 décembre 2005.

CM : J’ai découvert ton dernier film, Celui qui aime a raison, alors que je terminais de mon côté le montage de Silenzio. J’ai été frappé par une certaine résonance entre les films, à la fois dans les choix de mise en scène, dans la distance vis-à-vis des personnages et dans la tension qu’introduit l’absence de paroles. Peux-tu expliquer comment tu es allé vers ce film et vers cette géographie des corps silencieux ?

AP : Si les voyages commençaient au moment de monter dans l’avion, si les films existaient à l’instant de leur rencontre avec le public, l’expérience de Celui qui aime a raison serait un contre-exemple. Voilà un projet qui vient de loin, qui a traversé en écriture plusieurs villes, qui a frotté son désir de récit à plusieurs corps d’acteurs pour finalement trouver sa réalisation à São Paulo, au Brésil. L’écriture du scénario, commencée pendant l’été 2001, racontait déjà la rencontre de trois hommes. À Paris, à Brest puis à Marseille et Nice, enfin à Gênes, la ville déterminait les intentions des personnages. Les déplacements (marches, parcours, visites) évoquaient tour à tour des certitudes sur l’architecture, l’urbanisme et des pertes de repères sentimentaux. La transcription du scénario, qui avait fait son chemin sans succès dans les officines du cinéma traditionnel, fut simple. J’envisageai de réduire le nombre de personnages aux trois protagonistes, de laisser flottante la question des métiers de chacun et de supprimer les dialogues. D’une question de technique — faire du son direct avec le micro de la caméra en l’absence d’un ingénieur du son — il devenait nécessaire de définir une orientation formelle. Je trouvais là un double enjeu : calmer mon ardeur à écrire des dialogues, à expliquer par les mots et inventer des solutions visuelles au récit. Sans omettre que la barrière de la langue portugaise était un handicap que le silence des personnages réglait. Rien de très éloigné de ce que je pratiquais dans les films de la trilogie tous ont besoin d’amour, où la danse et la chanson articulaient le récit, mais je souhaitais aborder plus directement la fiction avec cet opus brésilien. Cette approche “ silencieuse ” m’a sans doute obligé à prendre en compte les déplacements, les attitudes, le jeu des regards et des corps pour traduire les sentiments. Pour ton film, le silence était-il un choix de départ ou une contrainte liée à la situation ?

CM : Depuis longtemps je m’intéresse à des dispositifs de mise en scène du langage. Ce qui est dit ne m’appartient pas, ce sont des citations, des emprunts. Le premier dispositif que j’ai exploré dans Les semeurs de peste était très simple : répéter, en le lisant, le texte d’un procès qui fait date dans l’Histoire italienne. Je voulais rendre sensible notre proximité avec cette fiction inventée par la rumeur publique, sans en faire la reconstitution historique mais en réactualisant simplement les processus autoritaires du langage dont le texte est porteur. Après ce film je me suis inspiré d’autres dispositifs pour faire parler la langue, faire surgir un écho ou une distorsion qui viennent en troubler le sens. J’ai modifié la voix, créé des intonations, joué de l’articulation, des accents étrangers, accumulé les traductions, bref, j’ai envisagé différents mode de transport du discours en m’attachant toujours à en extraire un sens mineur et sous-jascent. En contaminant la structure de la langue, je me suis attaché à produire des discours dissonants qui trompent l’accès paisible au sens. Silenzio se situe dans la continuité de ces films parce qu’il interroge l’opacité et la blancheur de la langue jusque dans son mutisme. Il faut bien entendre que ce silence n’est pas une absence de langage mais qu’il multiplie au contraire les possibilités d’énoncés et déplace les formes de communication. Sans autre point d’appui sur les mots que leur intonation et leur musicalité, les gestes des personnages dégagent soudain une sensualité discrète et parfois érotique, ailleurs submergée par le flux du discours. Je croise à nouveau ta route en disant cela. D’où vient ce glissement continu de ton cinéma vers le geste, le touché, la danse ?

AP : La danse m’est apparue d’abord comme spectateur, à cette place de silence et d’attente, dans le noir des salles de spectacle. J’avais quatorze, quinze ans. Alors que j’ai trouvé dans la littérature et dans les films les prémices de ce “ monde qui s’accorde à mes désirs ”, le spectacle chorégraphique m’a apporté une vision singulièrement incarnée du corps, un corps masculin, sexué, présent, assouvissant sans doute un désir voyeur. Mais la danse, irréductible à mon seul plaisir, réalisait un projet autonome qui m’obligeait à l’éveil. J’ai vu les premiers spectacles de Bagouet, de Preljocaj, les productions du Groupe de recherche de l’opéra de Paris et vers vingt ans, j’ai suivi des stages et dansé dans des spectacles. Je faisais déjà des films en super-huit et en vidéo et justifiais mon passage à la danse en m’expliquant vouloir comprendre ce qu’était un corps dansant pour mieux savoir le filmer. J’avais aussi simplement envie de danser. Pina Bausch a profondément influencé ma vision du corps, de la mise en scène, de l’écriture scénique. Si mes films sont dansant c’est en partie dans le sillage d’une révolution formelle dont elle est une actrice importante. Lorsque les personnages de tous ont besoin d’amour traversent le cadre de gauche à droite en se tenant par la main il s’agit d’un signe de reconnaissance et d’amour à son œuvre. Le paysage, par le choix d’un cadre frontal et d’une théâtralité du décor, devient une scène que le corps énonce dans le sillage de sa traversée. Dans ces films, des petites cérémonies de danse construites de bribes de souvenirs de films, de spectacles, de visions littéraires, composent un vocabulaire qui naît de leur assemblage et finit par construire une chanson de geste. La danse m’autorise, comme la musique, à échapper aux servitudes du langage, aux interdits du discours rationnel. Elles peuvent exprimer plusieurs sensations dans le même temps. La danse est une langue que personne ne parle mais que tout le monde comprend avec des fautes. Ce sont ces fautes qui ont du sens car elles peuvent toucher, par leur accent, un point sensible qui provoque l’émotion. Et si pour mes films je fais appel à des danseurs pour des rôles de fiction, c’est que je leur connais l’habitude de se taire. Ils entendent ce que je ne sais pas dire et que je tente de construire à l’aide de leur corps dans le cadre du plan. J’aime écouter les gens parler, j’aime le bavardage, j’aime la puissance créatrice de la parole, le savoir qui s’y transmet mais au cinéma, ce qui me vient comme image au moment du baiser, c’est l’amant mettant ses doigts sur la bouche de sa fiancée avant de l’embrasser car il n’a plus besoin d’aucun mot.

CM : Ce que tu dis de la danse me renvoie à l’idée que j’évoquais au début. L’affirmation du sens m’intéresse moins que la façon de le mettre en crise, de le faire vaciller. Le langage est autoritaire mais il est aussi très vulnérable, un rien provoque le bégaiement et engendre de nouvelles perspectives narratives. Pour cette raison je n’éprouve aucune nécessité à inventer les histoires de mes films. N’importe quelle histoire existante peut être infléchie et révéler de nouveaux récits. Le Lac de Lamartine, traduit en vietnamien au début du siècle pour apporter la culture occidentale en Indochine, peut revenir vers le français ruiné par le jeu des traductions et évoquer soudain la blessure d’une langue purgée de ses racines chinoises par notre alphabet colonial. À cet égard, même un film sans dialogue articulé comme Silenzio est un film sur la langue. Le questionnement est seulement déplacé vers son espace tactile, vers la répétition des mots, l’intonation qui les accompagne, vers le geste qui les soutient, les anticipe ou les suit… Bref, tout ce qui est nécessaire pour accompagner un mot perdu dans une langue étrangère. J’ai décidé dès le début de ce film de confier l’un des rôles à un danseur alors l’autre est tenu par une petite fille. Par sa pratique, un danseur me semblait mieux préparé à construire une relation loin des mots, à inventer un échange sensuel et physique et à l’inscrire dans l’expérience du voyage et du film. Je m’interroge sur la nécessité de voyager pour construire les films. Tes films prennent souvent le visage d’un pays et d’une ville mais aussi souvent la sonorité d’une langue : l’italien. Comment te repères-tu dans cette géographie imaginaire ?

AP : J’ai tourné mon premier film en Italie en 1986. J’avais dix-huit ans. C’est une vidéo de trente minutes entre deux villes balnéaires des Marches. Ce film répondait à un double engagement. Celui de “ réaliser un projet pendant les vacances ” à la demande de mon professeur d’arts plastiques et celui d’inscrire dans l’image, la transformation de mon regard adolescent. Le voyage pendant cette période de vacances offrait la liberté, un cadre et un ailleurs de fiction. J’avais déjà repéré les lieux où nous allions filmer mais tout s’est fait dans une journée, selon un mouvement libre, au gré de notre déplacement dans la ville. Le film assemble des parties documentaires, nos marches, des préparatifs et quelques mises en scène. Je reviens souvent à ce film Angela, Denis et moi comme à la matrice de tous mes projets. Cet essai monté à la caméra, parsemé de scories, d’imperfections, fonde un vocabulaire : le lieu saisi comme un décor et la marche comme une métaphore. J’affirmais un goût pour le sentiment à travers l’ébauche d’une histoire d’amour et pour le corps des acteurs dans l’attrait de leur présence et la projection d’un désir de fiction. Ils devenaient, le temps d’un plan, le temps d’un film, la promesse du cinéma. Au centre de tout ce dispositif, l’Italie, plus que la langue italienne est une scène de désir. Pour prolonger ce que tu disais, je crois que “ le pays que l’on désire ” est une terre de cinéma. Il nous libère du manteau des impossibles et dans le temps vacant, nous offre un moment de travail, plein, libre et généreux. Avec le film brésilien, j’ai cherché à transformer ce goût pour le Sud. Par nécessité j’ai dû choisir entre plusieurs villes dont aucune ne reflétait les flots bleus de la Méditerranée. São Paulo a représenté un saut vers un continent inconnu dont j’avais peu de représentations. Je savais que je voulais trouver un paysage moderne pour y frotter mes histoires. New York me paraissait trop découvert, Rotterdam, trop proche, comme Londres. São Paulo émergeait d’un bain d’images contrastées : une des plus grandes villes du monde, la “ New York tropicale ”, un parc industriel gigantesque, la deuxième communauté japonaise après le Japon… une liste de superlatifs qui s'accommodaient mal à mes paysages. J’y ai fait, comme ailleurs, mes marches solitaires, captant, enregistrant, repérant des lieux. Dans l’incroyable chaos urbain, j’ai fait l’expérience de ce que l’oubli du passé peut avoir de stimulant et de provocant pour l’esprit. Et toi, dans l’écriture de ton film japonais, comment as-tu abordé ou conçu ton rapport aux lieux, aux paysages ? Sont-ils des décors que tu désirais et que tu as retrouvés ?

CM : Depuis un premier séjour en 1998, je suis retourné plusieurs fois au Japon. J’ai d’abord détesté ce pays où j’étais parti seul pendant un mois, à Kanazawa au bord de la Mer de Chine. J’y avais vécu sans aucun repère et dans une peur aveugle, n’osant pas entrer dans un restaurant, quittant ma pension traditionnelle pour un hôtel occidental et invitant finalement un ami à me rejoindre. Avec le recul, pourtant, j’ai apprivoisé peu à peu ce malaise. Il s’est transformé en fascination pour ce qu’il y a dans ce pays d’absolument étranger à notre culture, à notre langue, à notre mode de pensée. Mon rapport avec le Japon est traversé par cette expérience irrationnelle et contradictoire. Chaque film que j’y ai tourné depuis interroge ce paradoxe et cette violence. Mais Silenzio est sans doute le dernier à questionner cette altérité absolue où l’autre ne trouve pas sa place. Deux personnages y prennent corps loin des espaces urbains. Ils quittent une ville pour se laisser atteindre peu à peu par le paysage. Cet échange aux confins de la langue n’est possible que par l’émergence du paysage. Tout ce qui s’énonce dans une simple co-présence des personnages atteste leur expérience commune. Qu’ils observent un volcan éteint, soient témoin du déchaînement de la mer ou traversent la blancheur d’une forêt embrumée, ils enregistrent ces évènements comme le bien commun qui désormais les rapproche, à la manière de n’importe quel récit ou relation de soi. Le paysage agit comme acteur dans le film, il permet l’inscription d’une histoire au même titre que la parole. Il me semble d’ailleurs que pour interroger le paysage, un film ne peut que renoncer à la parole. Comme si l’un était la réserve de l’autre et comme s’ils s’absorbaient l’un l’autre. On peut parler d’un paysage absent mais parler devant un paysage, c’est parler devant un décor. Il faut que l’un des deux soit absent pour résorber la distance entre l’espace et les mots. Est-ce que tu pourrais revenir à ces paroles que les chansons viennent prononcer à la place des personnages dans tes films.

AP : Mon goût pour les chansons, italiennes en majorité, m’est venu de ce voyage que j’ai fait sur la côte adriatique en 1985. J’y ai rencontré grâce à une amie française, des Italiens qui deviendront les passeurs d’une culture alors mystérieuse pour moi : la variété. Ce premier rendez-vous sera suivi d’autres où je découvrirai Mina, Luigi Tenco, Gino Paoli, Lucio Battisti. La musique a toujours été depuis mes premiers films un matériau de construction. Elle nappait les images, moins par choix formel que pour pallier au médiocre son micro-caméra. Je regrette aujourd’hui ces arrangements brutaux qui ôtent tout le fragile documentaire de ces ambiances pauvres où l’on entendait la gare, la plage et qui sont recouverts désormais de musiques superflues. Depuis j’ai appris à penser la place du son tout en ne renonçant pas aux effets d’une musique sentimentale. La première fois que j’ai utilisé une chanson pour exprimer un sentiment, c’est dans Angela (1996) où Guilaine Londez chante a cappella Parlez-moi d’amour de Lucienne Boyer. La chanson remplit la scène, remplit le cadre, elle est l’événement majeur du plan. C’est une déclaration mi-parlée, mi-chantée dont les mots développent un sens et viennent, comme la danse à plusieurs reprises, déclarer un sentiment. C’est la première fois que j’exprimais le sens littéral d’une chanson pour lui-même. Eva Truffaut dans C’est merveilleux (2000) chante la chanson de Mina Se telefonando, chanson de séparation, alors qu’elle prépare une tarte aux pommes et que du jardin, Guilaine Londez, mystérieusement, la regarde. La chanson participe à une triangulation amoureuse et à la contradiction entre les gestes d’amour de la cuisine et les mots d’adieu chantés à mi-voix. En 2002-2003, une série de films courts, construits chacun d’un seul plan autour d’une chanson, a radicalisé ce jeu. J’ai expérimenté la rencontre entre des images ralenties, des saturations de couleurs ou de lumières et des chansons d’amour. J’ai élaboré là, dans une liberté que je m’offrais loin des lentes écritures scénaristiques, un plaisir de la fabrication vive. Les paroles incarnaient brièvement une idée, une forme, un désir. Dans tous ont besoin d’amour, BELVEDERE et Celui qui aime a raison, j’ai prolongé l’usage de la chanson italienne et du paysage italien ou de sa projection imaginaire. À la manière de la danse, la chanson indique une direction de pensée que rien ne vient alourdir. Le spectateur a tout loisir de suivre les paroles, d’interpréter le discours ou de se laisser porter par la poésie du plan et de vaquer à ses propres idées. Dans BELVEDERE, une des dernières séquences montre un couple d’amoureux enlacés. Elle mange une glace alors que lui la contemple et la caresse. La chanson de Battisti Ancora tu, chanson de retrouvaille lumineuse offre la possibilité au spectateur d’en relier le sens à ce qu’il voit : “ C’est encore toi. Ça ne me surprend pas. Mais on ne devait pas ne plus se voir ? Et comment vas-tu ? Question inutile. Tu vas bien avec moi ”. Dans Celui qui aime à raison, pas moins de cinq chansons italiennes viennent clairement soutenir l’action des personnages. J’ai choisi pour ce film de diffuser ces chansons par la radio de la cuisine à l’exception d’une d’entre elles que l’on entend dans un magasin de disques. Forse Forse d’Adriano Celentano, Una casa in cima al mondo de Mina, Vedrai Vedrai de Luigi Tenco déroulent leur texte et suppléent à l’absence de dialogue. Cependant, je ne sous-titre pas les paroles, préférant une sorte de jeu d’indices délicats à une volonté démonstrative d’en souligner les enjeux. Après Silenzio et compte tenu des choix assez radicaux de mise en scène, peux-tu définir la nature et les enjeux de ton prochain film ?

CM : Il existe une belle expression qui caractérise certains phénomènes religieux ou mystiques et certaines pathologies du discours, c’est le “ parler en langues ”. Plongé dans un état de transe à l’occasion d’un rituel ou dans un état d’hypnose chez les spirites, un sujet se met à parler une langue étrange ou étrangère dont il n’a pas connaissance. Plus qu’il ne parle, il est “ parlé ”, c’est-à-dire pénétré, traversé, possédé par cette langue. Cette manifestation, toujours fulgurante, laisse le sujet dans un état d’amnésie mais comme elle a toujours lieu en présence de témoins, dans un contexte social, on possède de nombreux récits de ce “ parler en langues ”. Je voudrais consacrer un film à l’apparition de ce phénomène chez un médium suisse qui vivait à Genève au tournant du XXe siècle : Catherine Élise Müller. Pendant près de dix ans, elle a confié à un psychiatre, Théodore Flournoy, le récit de trois “ romans ” développés simultanément lors de séances de spiritisme dans les cercles genevois. Ces trois cycles correspondent à l’apparition de trois langues totalement inconnues d’elle auparavant, trois langues parlées à travers la voix d’un autre : l’une d’intonation orientale aux consonances du sanscrit, une langue de cour française du XVIIIe siècle et un parler martien totalement inouï, aux sonorités du babil enfantin : Richma michou minimi touanimen… Le martien d’Élise Müller, outre le témoignage fantasque d’un récit interplanétaire, constitue une langue autonome composée d’un corpus stable de près de 200 mots. De plus, sur demande expresse des témoins qui observent l’apparition de cette langue, Élise invente un personnage chargé d’en donner la traduction en français. Il suffit alors de prononcer le nom du traducteur en lui touchant le front pour ouvrir le dictionnaire de langue martienne. On voit déjà comment cette histoire vient recouper mon amour du voyage, celui des langues et de leurs traductions… Je vais appréhender ce projet à travers le texte du compte-rendu des séances de spiritisme. Ces notations scrupuleuses qui mentionnent les moindres gestes d’Élise Müller ainsi que l’ensemble des questions auxquelles elle est soumise constituent un matériau objectif très riche sur l’apparition de ces langues. Elles ont été longuement commentées et interprétées par Théodore Flournoy dans un ouvrage publié en 1899 qui s’intitule Des Indes à la planète Mars. Mais depuis cette époque qui voyait poindre la psychanalyse et la linguistique, notre écoute des langues a considérablement changée et ce qu’elles nous disent aujourd’hui sonne bien différemment des interprétations de Flournoy. En se penchant sur ce texte aujourd’hui on voit se dessiner une relation amoureuse impossible et strictement refoulée de part et d’autre par les deux protagonistes. Cet amour invente, pour se dire, les mots d’une langue jamais parlée. La création linguistique d’Élise Müller est le fruit de cet amour et lui donne corps. Qui n’a rêvé d’un amour si fort qu’il lui faille une langue à sa mesure ? Une langue pour ne rien dire en apparence et qui n’atteste que sa propre existence. Une langue qui disparaîtra avec le sentiment amoureux quelques années plus tard. L’amour fou non ? Et comme ce mot résonnait déjà à la fin de tes dernières phrases, à moi de te demander pour conclure : Le cinéma, l’amour, maintenant, où vont-il ?

AP : Te voilà à rêver un film prochain et je rentre d’un séjour à Rome où j’ai rêvé un film de fiction dont le récit s’origine dans un titre surgi comme un sésame magique : Un Amour en Italie. Je ne sais déjà plus très bien d’où me vient cette expression tant elle parait s’inscrire et résumer ma filmographie désirée. Je crois que je souhaitais, en jouant de plain-pied la thématique du voyage italien et de l’amour, démonter les lieux communs de mes propres inspirations. Un voyage en Italie, certes, mais sans amour. L’amour serait ce sentiment absent autour duquel un faisceau de rencontres s’articulent. Il m’offrirait le loisir de parler d’autre chose : de l’amitié, du travail, de la politique… Rome s’établirait comme un centre d’où part mon personnage à la recherche “ d’un amour ”, dans l’ombre splendide de voyageurs écrivains qui ont relatés l’Italie : Stendhal, Giono, Châteaubriant… Une trame ouverte, susceptible d’accueillir le hasard à l’intérieur de cette proposition de voyage. Je me rends compte aussi à quel point certains projets rassemblent et cristallisent à un moment des intérêts épars : la péninsule bien sûr, géographie, carte et territoire qui en font un objet mental d’expériences sensibles. Mais aussi l’ensemble de ses représentations, la culture française du voyage en Italie, les “ Prix de Rome ”, où de jeunes artistes étaient “ formés au bon goût à la manière des anciens ”. J’entrevois aussi la possibilité de rassembler dans un même paysage-film ces lieux que je connais et qui constituent, depuis mes premiers voyages, le théâtre d’histoires que je garde précieusement. Ce sont ces lieux “ d’instants d’éternité ” que j’ai traversés et que je retrouve, inchangés, capables de nouvelles promesses. Une certaine terrasse en haut d’une tour à Apricale, un marché aux poissons à Senigallia, un chemin qui descend vers la villa de Malaparte à Capri, une passerelle qui traverse le port marchand de Gênes, le portique de San Luca à Bologne… Un Amour en Italie pour aller à la recherche de mon amour de l’Italie, à pied, dans le sable des plages adriatiques, dans les jardins botaniques de Sicile, dans les ruelles de Rome. Retrouver et découvrir encore, dérouler la bobine d’une bonne brassée de ce fil qui me tient et dont je feins d’ignorer l’ancrage. Un Amour en Italie, cet “ Amour de Loin ” qui s’échappe à mesure qu’on s’en approche.

Entretien Christian Merlhiot - Arnold Pasquier
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