Un film de Patric Chiha d'après CROWD de Gisèle Vienne
Image Jordane Chouzenoux
Son Pierre Bompy
Montage Anna Riche
Montage Son Mikael Barre
Etalonnage Gadiel Bendelac
Production Charlotte Vincent - Aurora Films
Ils sont quinze jeunes danseurs, d’origines et d’horizons divers. Ils sont en tournée pour danser Crowd, une pièce de Gisèle Vienne inspirée des raves des années 90, sur l’émotion et la perception du temps. En les suivant de théâtre en théâtre, Si c’était de l’amour, documente leur travail et leurs étranges et intimes relations. Car les frontières se troublent. La scène a l’air de contaminer la vie – à moins que ce ne soit l’inverse. De documentaire sur la danse, le film se fait alors voyage troublant à travers nos nuits, nos fêtes, nos amours.
Sélections 2020 Festival international de Berlin (Berlinale)
Alors qu'il pensait à son film, à sa demande, j'ai présenté à Patric Chiha des images tournées en au Palace, la discothèque parisienne, lors des soirées "French kiss" en 1988. Il a choisi dans monter quelques minutes dans l'épilogue de son film.
ENTRETIEN AVEC LE REALISATEUR
Comment est né ce film ? Et pourquoi avoir choisi parmi les nombreuses pièces de Gisèle Vienne de travailler sur Crowd ?
Quand on réalise un documentaire, la première question qu’on nous pose en général est celle du sujet. C’est un film sur quoi ? En général, je réponds sur rien ou sur tout. C’est évidemment un peu exagéré, mais je crois que les films que j’aime dépassent toujours leur sujet de départ. Non pas parce qu’ils seraient malins et arriveraient à enfouir le sujet sous une forme sophistiquée ou extravagante, mais parce qu’ils font d’abord confiance aux visages, aux gestes, aux lieux, à la lumière, au son... Le vrai sujet apparait ensuite. J’ai l’impression que c’est encore plus vrai quand on filme la danse : on ne peut partir du sens, de ce que ça veut dire, on part du mouvement - comme les frères Lumière filmaient un train entrer dans une gare - et on attend, patiemment, que le sens arrive.
Au centre du film, il y a Crowd, la pièce de Gisèle Vienne qui questionne de manière magnifique la fête, l’amour et comment nos émotions transforment notre perception du temps. Gisèle Vienne et moi, nous nous sommes rencontrés en classe de première, à 16 ans. Nous sommes beaucoup allés danser ensemble, dans les clubs, les raves… Même si ce que nous faisons est très différent, il y a des liens plus ou moins secrets entre ses pièces et mes films. Je ne sais pas… les forêts autrichiennes, une violence plus ou moins sourde, les boites de nuit, Robert Walser, le sentiment comme centre de la création, mais aussi comme mystère insoluble…
De manière plus concrète, Gisèle, sa façon de travailler, en particulier avec les danseurs, m’ont appris beaucoup de choses sur mon propre rapport à mon métier : sa façon de partir du corps pour faire surgir du sens, comment le fait de s’abandonner permet à des choses inattendues, à la vie, de survenir. Au cinéma, nous parlons de direction d’acteur, mais n’est-ce pas le contraire ? Ne faisons-nous pas des films justement parce que quelque chose nous échappe ? Ou bien n’est pas formulable en mots ? Et d’ailleurs, n’est-ce pas la même chose en tant que spectateur ? Ne cherchons-nous pas davantage à nous perdre plutôt qu’à nous voir confirmé dans quelque chose ?
Comment est né ce film ? Et pourquoi avoir choisi parmi les nombreuses pièces de Gisèle Vienne de travailler sur Crowd ?
Quand on réalise un documentaire, la première question qu’on nous pose en général est celle du sujet. C’est un film sur quoi ? En général, je réponds sur rien ou sur tout. C’est évidemment un peu exagéré, mais je crois que les films que j’aime dépassent toujours leur sujet de départ. Non pas parce qu’ils seraient malins et arriveraient à enfouir le sujet sous une forme sophistiquée ou extravagante, mais parce qu’ils font d’abord confiance aux visages, aux gestes, aux lieux, à la lumière, au son... Le vrai sujet apparait ensuite. J’ai l’impression que c’est encore plus vrai quand on filme la danse : on ne peut partir du sens, de ce que ça veut dire, on part du mouvement - comme les frères Lumière filmaient un train entrer dans une gare - et on attend, patiemment, que le sens arrive.
Au centre du film, il y a Crowd, la pièce de Gisèle Vienne qui questionne de manière magnifique la fête, l’amour et comment nos émotions transforment notre perception du temps. Gisèle Vienne et moi, nous nous sommes rencontrés en classe de première, à 16 ans. Nous sommes beaucoup allés danser ensemble, dans les clubs, les raves… Même si ce que nous faisons est très différent, il y a des liens plus ou moins secrets entre ses pièces et mes films. Je ne sais pas… les forêts autrichiennes, une violence plus ou moins sourde, les boites de nuit, Robert Walser, le sentiment comme centre de la création, mais aussi comme mystère insoluble…
De manière plus concrète, Gisèle, sa façon de travailler, en particulier avec les danseurs, m’ont appris beaucoup de choses sur mon propre rapport à mon métier : sa façon de partir du corps pour faire surgir du sens, comment le fait de s’abandonner permet à des choses inattendues, à la vie, de survenir. Au cinéma, nous parlons de direction d’acteur, mais n’est-ce pas le contraire ? Ne faisons-nous pas des films justement parce que quelque chose nous échappe ? Ou bien n’est pas formulable en mots ? Et d’ailleurs, n’est-ce pas la même chose en tant que spectateur ? Ne cherchons-nous pas davantage à nous perdre plutôt qu’à nous voir confirmé dans quelque chose ?
À la première de Crowd (Festival d’Automne, 2017), j’étais assis au premier rang. Je découvrais les danseurs, leur présence fascinante, euphorique et tragique à la fois, la fiction qui s’immisçait lentement dans la danse, les histoires et personnages qui apparaissaient… et les corps au ralenti… tellement lents qu’on aurait pu se lever et les toucher… et partir avec eux. J’étais assis si proche que je ne pouvais pas tout voir. Mon regard a circulé, s’est fixé sur des moments et en a raté d’autres, j’ai adapté la pièce ou plutôt je l’ai découpée, montée à ma façon, en effectuant des gros plans. Et c’est finalement le chemin de la pièce, on part du groupe pour arriver aux histoires individuelles. Une scène m’a particulièrement saisi : Oskar, au crâne rasé, s’approche du jeune Vincent. Il le touche, hésite, revient, veut l’embrasser. Vincent ne bouge pas. Oskar tente d’entrer en lui. Mais c’est impossible, l’autre est inaccessible, impénétrable. Il y a cette phrase de Paul Valéry que je trouve très belle et qui m’aide à comprendre ce que je fais quand je filme : « Ce qu’il y de plus profond dans l’homme, c’est la peau. » Dans ce geste d’Oskar vers Vincent, je vois quelque chose de l’essence du sentiment amoureux, du désir, mais aussi du cinéma, quelque chose que je n’arrive pas à mettre en mots, mais que j’ai voulu chercher en image, avec les outils du cinéma. Le geste amoureux comme le geste de cinéma, c’est aller vers l’impénétrable. C’est accepter le trouble, le risque de se perdre, l’amour non partagé…
Aviez-vous l’idée d’un dispositif particulier quand vous avez commencé à tourner ? Filmer des danseurs n’est pas forcément simple, s’inscrire dans l’intimité de la troupe non plus… Comment cela s’est-il fait ?
Très tôt, après avoir décidé avec Gisèle et ma productrice, Charlotte Vincent, que nous allions tourner ce film, j’ai compris que j’allais l’aborder non pas comme un documentaire sur quelque chose, mais comme une adaptation, comme on adapterait (librement) un roman. Pendant plusieurs mois, nous avons suivi, en équipe réduite, la tournée de Crowd. Même si j’avais écrit des dossiers de financement, je n’avais aucune idée de ce que nous allions faire concrètement. Il ne s’agissait évidemment ni de perturber des gens au travail, ni d’essayer d’expliquer quelque chose qui n’est pas explicable, en passant par des interviews classiques. Et je me méfie des dispositifs préétablis qui sont comme des grilles formelles qu’on appliquerait à tout et n’importe quoi. Au début, j’ai paniqué - silencieusement. Ma productrice a su me rassurer en me rappelant ce que je
pense moi-même : c’est précisément quand on cherche que l’on ne trouve pas et c’est en s’abandonnant que quelque chose peut advenir. Ces films-là demandent beaucoup de patience. Nous filmions d’abord les échauffements, les répétitions, les loges… Nous ne faisions pas de captation de la pièce, mais la redécoupions entièrement en filmant sur scène, au plus proche des visages. Gisèle nous faisait totalement confiance, elle savait que j’allais déconstruire, retravailler beaucoup d’éléments et ça l’excitait. Il me semble qu’elle ne voulait surtout pas être confirmée dans quelque chose, mais surprise. Même si les danseurs étaient un peu méfiants au début, petit à petit, ils ont aimé travailler ainsi, avec une caméra collée à eux, en gros plans, cela faisait évoluer leur jeu vers plus d’intériorité. Puis ils ont commencé à « jouer » avec nous, à s’ouvrir… Leurs journées de travail en tournée étant très chargées, il ne restait qu’un peu de temps pour tourner en matinée ou tard la nuit.
D’un commun accord nous décidions d’un endroit (une chambre d’hôtel, le hall du théâtre…) pour passer une heure ou deux ensemble. On attendait que quelque chose arrive, on flottait. C’était très doux. La cheffe opératrice, Jordane Chouzenoux, éclairait la pièce en utilisant des couleurs qui rappelaient celles des années 90, et petit à petit, une situation se créait, un dialogue s’amorçait, quelque chose arrivait. Parfois, c’était plus documentaire, les danseurs questionnaient leur travail, leurs sentiments, d’autres fois, plus fictionnel, dans la continuation des personnages qu’ils « interprétaient » sur scène. Mais la frontière entre les deux s’est très vite brouillée.
Bien loin d’être une captation, le film propose une réflexion autour de ce qu’est un danseur, un acteur, une troupe. Cela a été pensé dès l’origine ou cela s’est-il imposé au montage ?
Les thèmes sont apparus tard, pendant le tournage et surtout au montage : la troupe, le travail, le visage, la fête, la perception subjective du temps… Mais à un moment, j’ai senti qu’un des thèmes les plus importants du film serait le jeu d’acteur, sa fabrication et son mystère.
Crowd est une pièce de danse sans parole, mais les danseurs se sont chacun écrits - en collaboration avec Gisèle et l’écrivain Dennis Cooper - une histoire, un scénario, avec un passé, un parcours pour construire leurs personnages... En danse, c’est une démarche rare et surprenante : elle questionne de manière passionnante le processus de création. Avec quoi fabriquons-nous un personnage de fiction ? Quels sont nos outils ? Qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui est joué ? D’ailleurs, y a-t-il une limite nette entre les deux ? Mais, en questionnant le jeu d’acteur, il ne s’agissait évidemment pas de révéler ou d’expliquer quelque chose que ni les danseurs, ni nous-mêmes ne pouvions analyser totalement, mais d’essayer de mettre en scène cet état trouble, proche de la transe, entre réalité, songe et fantasme. Etrangement, ces questions de jeu résonnent avec ce que nous pouvons vivre en boite de nuit, en dansant ou en observant les gens. Le club est un espace de fiction, en dehors du réel, du temps. L’espace du présent absolu - c’est ce qui le rend si euphorisant et mélancolique en même temps - où chaque geste, chaque regard, chaque morceau de musique est une promesse d’histoire, de fiction possible, qui s’évanouit avec la nuit.
Plus on est libre au tournage, plus le montage devient fastidieux. Nous nous sommes régulièrement perdus, avec la monteuse, Anna Riche, entre le documentaire sur le travail de Gisèle, les ralentis hypnotiques de la danse, les récits entre fiction et documentaire, la rave, l’histoire de la Techno… Un matin, j’ai eu une intuition: dans le générique, nous avons placé en nouveau titre de travail la question que Cyd Charisse pose à Fred Astaire dans Tous en scène de Vincente Minnelli : « Can you and I really dance together ? ». Soudain, tout s’est éclairci. Voilà la question centrale qui nous permettait de relier toutes ces strates, de les faire vivre et résonner. Pouvons-nous danser ensemble ?
Le dernier monologue d’Oskar est magnifique. Il me l’a offert… comme ça. Sans me prévenir. Il dit à propos de Vincent - et on ne sait plus s’il parle de la pièce ou de ses propres désirs et sentiments - qu’il voudrait « voir la poussière de ses vêtements voler quand ils bougent. » Quelle belle phrase ! Le sentiment amoureux modifie totalement notre rapport au temps et à l’espace, qui devient purement subjectif. Ou, plus concrètement, le sentiment amoureux change le monde, celui-ci n’a plus la même texture, ni le même rythme… voir la poussière voler. Et le cinéma peut montrer cela.
Vous utilisez à la fin du film des images d’archive qui racontent une période particulière de la nuit parisienne, des images du Palace. Pourquoi avoir choisi de les inclure ?
Plus le film avance, plus les frontières sont instables. Est-ce qu’on parle d’un personnage, d’une personne, d’une émotion réelle, d’une émotion jouée ? Ces glissements ne sont pas fabriqués, mais me semblent être au cœur de ce que nous faisons, que ce soit des films, des pièces, des fêtes… Et ces glissements sont aussi au cœur du sentiment amoureux, du désir. Alors, à la fin tout se mélange : le doux visage de Gisèle (qu’on avait plus vu depuis si longtemps dans le film), les danseurs qui disparaissent dans la fumée et les magnifiques images d’Arnold Pasquier tournées au Palace en 1988, lors d’une des premières soirées Techno à Paris. Le présent et le passé, la vie et l’art, la réalité et le rêve, l’amour et la mort… Les frontières n’existent plus, tout est dans tout.
Aviez-vous l’idée d’un dispositif particulier quand vous avez commencé à tourner ? Filmer des danseurs n’est pas forcément simple, s’inscrire dans l’intimité de la troupe non plus… Comment cela s’est-il fait ?
Très tôt, après avoir décidé avec Gisèle et ma productrice, Charlotte Vincent, que nous allions tourner ce film, j’ai compris que j’allais l’aborder non pas comme un documentaire sur quelque chose, mais comme une adaptation, comme on adapterait (librement) un roman. Pendant plusieurs mois, nous avons suivi, en équipe réduite, la tournée de Crowd. Même si j’avais écrit des dossiers de financement, je n’avais aucune idée de ce que nous allions faire concrètement. Il ne s’agissait évidemment ni de perturber des gens au travail, ni d’essayer d’expliquer quelque chose qui n’est pas explicable, en passant par des interviews classiques. Et je me méfie des dispositifs préétablis qui sont comme des grilles formelles qu’on appliquerait à tout et n’importe quoi. Au début, j’ai paniqué - silencieusement. Ma productrice a su me rassurer en me rappelant ce que je
pense moi-même : c’est précisément quand on cherche que l’on ne trouve pas et c’est en s’abandonnant que quelque chose peut advenir. Ces films-là demandent beaucoup de patience. Nous filmions d’abord les échauffements, les répétitions, les loges… Nous ne faisions pas de captation de la pièce, mais la redécoupions entièrement en filmant sur scène, au plus proche des visages. Gisèle nous faisait totalement confiance, elle savait que j’allais déconstruire, retravailler beaucoup d’éléments et ça l’excitait. Il me semble qu’elle ne voulait surtout pas être confirmée dans quelque chose, mais surprise. Même si les danseurs étaient un peu méfiants au début, petit à petit, ils ont aimé travailler ainsi, avec une caméra collée à eux, en gros plans, cela faisait évoluer leur jeu vers plus d’intériorité. Puis ils ont commencé à « jouer » avec nous, à s’ouvrir… Leurs journées de travail en tournée étant très chargées, il ne restait qu’un peu de temps pour tourner en matinée ou tard la nuit.
D’un commun accord nous décidions d’un endroit (une chambre d’hôtel, le hall du théâtre…) pour passer une heure ou deux ensemble. On attendait que quelque chose arrive, on flottait. C’était très doux. La cheffe opératrice, Jordane Chouzenoux, éclairait la pièce en utilisant des couleurs qui rappelaient celles des années 90, et petit à petit, une situation se créait, un dialogue s’amorçait, quelque chose arrivait. Parfois, c’était plus documentaire, les danseurs questionnaient leur travail, leurs sentiments, d’autres fois, plus fictionnel, dans la continuation des personnages qu’ils « interprétaient » sur scène. Mais la frontière entre les deux s’est très vite brouillée.
Bien loin d’être une captation, le film propose une réflexion autour de ce qu’est un danseur, un acteur, une troupe. Cela a été pensé dès l’origine ou cela s’est-il imposé au montage ?
Les thèmes sont apparus tard, pendant le tournage et surtout au montage : la troupe, le travail, le visage, la fête, la perception subjective du temps… Mais à un moment, j’ai senti qu’un des thèmes les plus importants du film serait le jeu d’acteur, sa fabrication et son mystère.
Crowd est une pièce de danse sans parole, mais les danseurs se sont chacun écrits - en collaboration avec Gisèle et l’écrivain Dennis Cooper - une histoire, un scénario, avec un passé, un parcours pour construire leurs personnages... En danse, c’est une démarche rare et surprenante : elle questionne de manière passionnante le processus de création. Avec quoi fabriquons-nous un personnage de fiction ? Quels sont nos outils ? Qu’est-ce qui est vrai et qu’est-ce qui est joué ? D’ailleurs, y a-t-il une limite nette entre les deux ? Mais, en questionnant le jeu d’acteur, il ne s’agissait évidemment pas de révéler ou d’expliquer quelque chose que ni les danseurs, ni nous-mêmes ne pouvions analyser totalement, mais d’essayer de mettre en scène cet état trouble, proche de la transe, entre réalité, songe et fantasme. Etrangement, ces questions de jeu résonnent avec ce que nous pouvons vivre en boite de nuit, en dansant ou en observant les gens. Le club est un espace de fiction, en dehors du réel, du temps. L’espace du présent absolu - c’est ce qui le rend si euphorisant et mélancolique en même temps - où chaque geste, chaque regard, chaque morceau de musique est une promesse d’histoire, de fiction possible, qui s’évanouit avec la nuit.
Plus on est libre au tournage, plus le montage devient fastidieux. Nous nous sommes régulièrement perdus, avec la monteuse, Anna Riche, entre le documentaire sur le travail de Gisèle, les ralentis hypnotiques de la danse, les récits entre fiction et documentaire, la rave, l’histoire de la Techno… Un matin, j’ai eu une intuition: dans le générique, nous avons placé en nouveau titre de travail la question que Cyd Charisse pose à Fred Astaire dans Tous en scène de Vincente Minnelli : « Can you and I really dance together ? ». Soudain, tout s’est éclairci. Voilà la question centrale qui nous permettait de relier toutes ces strates, de les faire vivre et résonner. Pouvons-nous danser ensemble ?
Le dernier monologue d’Oskar est magnifique. Il me l’a offert… comme ça. Sans me prévenir. Il dit à propos de Vincent - et on ne sait plus s’il parle de la pièce ou de ses propres désirs et sentiments - qu’il voudrait « voir la poussière de ses vêtements voler quand ils bougent. » Quelle belle phrase ! Le sentiment amoureux modifie totalement notre rapport au temps et à l’espace, qui devient purement subjectif. Ou, plus concrètement, le sentiment amoureux change le monde, celui-ci n’a plus la même texture, ni le même rythme… voir la poussière voler. Et le cinéma peut montrer cela.
Vous utilisez à la fin du film des images d’archive qui racontent une période particulière de la nuit parisienne, des images du Palace. Pourquoi avoir choisi de les inclure ?
Plus le film avance, plus les frontières sont instables. Est-ce qu’on parle d’un personnage, d’une personne, d’une émotion réelle, d’une émotion jouée ? Ces glissements ne sont pas fabriqués, mais me semblent être au cœur de ce que nous faisons, que ce soit des films, des pièces, des fêtes… Et ces glissements sont aussi au cœur du sentiment amoureux, du désir. Alors, à la fin tout se mélange : le doux visage de Gisèle (qu’on avait plus vu depuis si longtemps dans le film), les danseurs qui disparaissent dans la fumée et les magnifiques images d’Arnold Pasquier tournées au Palace en 1988, lors d’une des premières soirées Techno à Paris. Le présent et le passé, la vie et l’art, la réalité et le rêve, l’amour et la mort… Les frontières n’existent plus, tout est dans tout.
SI C’ÉTAIT DE L’AMOUR, LA RONDE DES RAVES
Par Ève Beauvallet — 3 mars 2020 — Libération
A partir du spectacle «Crowd» de la chorégraphe Gisèle Vienne, souvenir halluciné de soirées techno d’ados, Patric Chiha imagine un film hybride sur la danse et la communion des corps.
C’est la vitesse du passé. Si l’on en croit les publicités Narta, où l’on se pschiiit l’aisselle avec la même déflagration d’amour qu’à la naissance d’un premier enfant, on se souvient des scènes émouvantes de nos vies au ralenti. Partant de là, Crowd, chorégraphie entièrement déclinée en slow motion créée en 2017, avait tout pour se vautrer dans l’esthétique publicitaire. Moins celle des déodorants hypoallergéniques que celle qui préside ces temps-ci aux courts métrages des marques de streetwear : un décor prélevé de la ZAD (ici un sol de tourbe avec de la fumée), des corps post-ados mélancoliques et désirants, voûtés dans leurs hoodies, leurs sacs à dos et leurs leggings fluo, cherchant l’extase dans un monde au bord de l’apocalypse. C’est donc un tour de force de la part de la chorégraphe Gisèle Vienne que d’avoir su sauter sur le cliché comme sur un ressort, pour mieux nous propulser vers le souvenir halluciné des rave parties qu’elle arpenta, adolescente, dans les forêts bavaroises embrumées des années 90 - des espaces de permissivité sensuelle, mais aussi d’exclusion violente, en tout cas d’intensité relationnelle fugace dans lesquels elle s’attarde ici comme dans un paradis perdu.
Poumon
Bien sûr, la qualité de Crowd tient à son écriture mais sûrement aussi à une cuisine demeurée secrète pour les spectateurs, et qui sert de base au très surprenant Si c’était de l’amour, film dérivé de la pièce que le cinéaste autrichien Patric Chiha - notamment auteur de déjà très beau Brothers of the Night sur des garçons roms d’origine bulgare se prostituant dans une boîte viennoise - vient de présenter à la Berlinale.
Il s’agit de la fabrication d’un groupe, d’une troupe - ou mieux, pour employer une notion plus politique chérie du contemporain -, d’une «communauté» de danseurs. Une dimension qui compte dans tout spectacle, mais peut-être encore davantage dans celui-ci, où il est question de faire respirer quinze corps ensemble comme un seul poumon. C’est une des seules séquences réellement documentaire du film, que celle où l’on voit Gisèle Vienne travailler la qualité de ce «slow motion» avec les danseurs, expliquant à quel point il s’agit moins d’imiter un ralenti de cinéma que d’entrer dans un état d’hyperattention sensitive, de telle sorte que le plus infime des organes se gonfle et se rétracte au même rythme, et dans la même matière irréelle, que celui du danseur qui chute à l’autre extrémité du plateau.
Ce que filme Patric Chiha, compagnon de fête de Gisèle Vienne depuis ses 16 ans, c’est donc les conditions préalables à cette symbiose. Et l’on découvre grâce à lui que cette aventure sensorielle collective s’est doublée en coulisses d’une expérience théâtrale. Méthode souvent tabou dans la danse contemporaine - pour qui le mouvement doit pouvoir se passer de psychologie -, chaque danseur a été invité ici, par Gisèle Vienne et l’écrivain Dennis Cooper, à s’écrire un personnage, avec un passé et des histoires, brûlant de désir pour un ou quelques autres le temps de cette rave fantasmée qu’est Crowd. Cette fiction, gardée silencieuse le temps du spectacle, est nourrie par la somme des relations affectives réelles qui se nouent entre interprètes dans le confinement des loges, les interstices des coulisses et l’intimité forcée des chambres d’une tournée, encore en cours dans diverses villes du monde.
Baptême
Et c’est ici que le réalisateur défonce la porte du documentaire classique sur la danse pour franchir le seuil de la fiction, superposant en un patchwork temporel danseurs et personnages, pulsions réelles et amours imaginaires, fables et confidences, et jouant superbement des mythologies attachées aux espaces du théâtre : la scène est pratiquement conservée en hors-champ, le nouveau plateau de jeu se réordonne ailleurs - merveilleuse séquence d’ouverture du film où les danseurs costumés en coulisses se font asperger d’eau comme des plantes par un technicien, sorte de baptême préalable à une cérémonie dont on ignore encore tout, mais qui se révélera celle du désir et de la somme des fictions qui le sous-tendent, celle de l’amour quand il déforme la perception des matières et du temps.
Ni tout à fait captation, ni tout à fait documentaire, mais bien adaptation de spectacle - exercice de ramification d’autant plus réussi qu’il est terriblement casse-gueule - Si c’était de l’amour semble respirer du même poumon que celui qui lie la petite famille dissidente des néobaroques du cinéma : ces Yann Gonzalez ou Bertrand Mandico, tous fascinés qu’ils sont par les «nocturama» - comme l’on nomme dans un zoo ces zones où vivent les animaux nocturnes -, tous désireux de brandir en manifeste le lyrisme flamboyant, le transport collectif, la poésie naïve et trop moquée des émotions fondamentales, quand toucher ou non la peau de l’autre peut faire chialer. «Il y a cette phrase de Paul Valéry que je trouve très belle et qui m’aide à comprendre ce que je fais quand je filme, écrit Patric Chiha dans le dossier de présentation de son beau film : "Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, c’est la peau."»