Extrait de l'article d'Érik Bullot paru dans Fresh Théorie III "Manifestation", octobre 2007.

Le nouveau film d’Arnold Pasquier, Voyage en Italie, obéit à un dispositif très simple. Durant près d’un mois, en août 2006, le réalisateur parcourt l’Italie du nord avec un ami qu’il filme avec son téléphone mobile, de dos, au cours de longues déambulations. Nous suivons la silhouette sombre du flâneur au gré de sa marche dans les villes et les paysages sous la chaleur du mois d’août. Les figures du tourisme affleurent à travers le choix des lieux, l’ambiance sentimentale de l’été, le caractère circulaire des promenades (le marcheur fait un tour, il est un touriste, au sens littéral), le rappel insistant du temps (le jour et l’heure de la prise de vue sont inscrits en début de chaque plan). Le film, toutefois, échappe rapidement au seul registre du « film de vacances » pour se révéler profondément spéculatif. La mémoire de la peinture italienne surgit en effet au détour des galeries à arcades, des rotondes, des places, des escaliers, des longs couloirs alvéolés. La séquence vénitienne du vaporetto évoque la tradition des vedute. Une cité fortifiée apparaît soudain à la suite d’une longue marche, la mer se profile, tout à coup, « étagée là-haut comme sur les gravures », derrière les hautes herbes froissées. Le cinéaste affectionne les fenêtres, les arcades, les porches, c’est-à-dire les dispositifs d’encadrement, à l’instar de la Cité idéale filmée au musée d’Urbino. Mais c’est moins la scénographie des décors qui l’intéresse que l’assise d’un point de vue perspectif. Intérêt paradoxal puisque l’image du téléphone est plate, presque liquide, gazeuse, parfois fortement pixellisée sous l’éclat du soleil, proche de la mosaïque, exaltant la tactilité. À suivre ce dos qui occupe comme une masse noire l’écran naît rapidement le sentiment que le promeneur est pris dans le tableau. Comment ne pas penser au Voyageur de Caspar David Friedrich ? Qui regarde, en effet ? Est-ce ce promeneur au regard absent, qui nous tourne le dos, aux mouvements d’automate, effectuant tous les jours ses promenades mécaniques comme un balancier ? Est-ce l’opérateur invisible, qui le suit à tâtons, sans regarder, puisque la place est déjà prise par son modèle ? Le regard est aveugle, pris au piège, comblé par la vue même. On pense à la série photographique de Michael Snow, Venetian Blind (1970), où l’artiste, les bras tendus, se photographie sur les rives du Grand Canal, écrasé de lumière, dans une conjuration de la cécité (les traits de son visage sont flous tandis que la mise au point est faite sur les palais). Dans le film d’Arnold Pasquier, la présence massive du promeneur occulte le point de fuite. La beauté du film tient à la nature de cet empêchement. C’est précisément ce jeu d’obturation qui permet de créer une forme, conjuguant la présence et le virtuel, la promesse et la revenance, convoquant les fantômes qui hantent la bande sonore : voix off tirées du film de Luigi Comencini, l’Imperatore di Capri (1950), avec Totò, variétés italiennes rappelant la vacance du sentiment et la force du lieu commun. Filmer avec un téléphone induit une dissociation entre le voir et l’entendre. Comment ne pas voir dans ce promeneur médusé une figure contemporaine du spectateur, qui a substitué le tact au regard ?

À travers les derniers développements du numérique, le cinéma est inquiété dans sa propre histoire. La projection n’est plus le seul dispositif d’exposition du film. Le spectateur obéit désormais à un certain tropisme déambulatoire. Les modes de production numérique ont déplacé, par leur économie, les frontières entre l’amateur et le professionnel. Moniteurs de surveillance et prolifération des caméras multiplient les images. Le point de vue n’est plus assujetti. Autant de points critiques qui rencontrent l’expérience suscitée par ces nouvelles caméras. Le téléphone interroge le devenir du cinéma sous la forme d’un appel. Sans doute est-ce l’un des défis du cinéma que de lui répondre. Il est étonnant d’observer que cet appel, qui suppose une promesse, voire la possibilité d’un échange en posant la question du destinataire ou du spectateur, soit provoqué par un effet d’hybridation, entre mémoire des objets techniques et paradoxes de la vision. L’événement, aujourd’hui, ne suppose ni une rupture ni une advenue sans horizon d’attente, mais une transformation. Ce n’est pas un appareil nouveau, né de nulle part, qui vient ébranler le cinéma. C’est au contraire une machine très ancienne, couplée à une autre, produisant un hybride, une compression, par greffes et boutures, proche des chimères fantastiques, qui fait revenir tout en appelant. L’événement obéit dès lors à la logique d’un léger morphing dont nous sommes les spectateurs tout ouïe
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